C’est rien que du vrai. Je veux dire, il n’y a rien d’inventé. Ce gosse, c’est moi quand j’étais gosse, avec mes exacts sentiments de ce temps-là. Enfin, je crois. Disons que c’est le gosse de ce temps-là revécu par ce qu’il est aujourd’hui, et qui ressent tellement fort l’instant qu’il revit qu’il ne peut pas imaginer l’avoir vécu autrement.
Cavanna, les Ritals
Toute personne désireuse d’écrire son autobiographie se demande si elle va être capable de restituer les faits sans commettre d’erreurs. Nous savons bien que la mémoire peut nous jouer des tours. Ne risquons-nous pas de nous tromper, parfois, de date, de lieu ou de personne (voire de tout cela en même temps) et de déformer des événements ou des propos ? Comment faire pour écrire un récit dénué de toute confusion, de toute bévue ?
Au risque de décevoir, je vous annonce qu’il y en aura forcément. Sauf (et encore !) si vous rédigez votre autobiographie à partir de journaux intimes dans lesquels vous avez scrupuleusement noté tous les faits de votre vie dans leurs moindres détails !
Nous sommes ainsi faits : notre mémoire réinvente nos souvenirs, en mélange plusieurs pour n’en faire qu’un qui reprend des bribes de chacun. Elle réécrit notre histoire en fonction de nos besoins psychiques à un instant donné et du regard que nous portons sur notre parcours au moment où nous y pensons.
Si nous écrivons sur un même sujet à deux moments très différents de notre vie, nous obtiendrons deux textes n’ayant que peu de points communs.
Prenons un exemple. Imaginez le texte que vous écririez sur une personne au moment où vous vivez avec elle une merveilleuse histoire, une personne que vous aimez passionnément. Représentez-vous ce même texte rédigé quelques années plus tard, après qu’elle a rompu avec vous. Je suis prête à parier que vos deux textes seront profondément différents, même les faits qu’ils rapportent sont parfaitement exacts ! Ils ne retiendront pas les mêmes anecdotes et ne feront pas la même description de cette personne. L’un n’évoquera que ses qualités, l’autre se concentrera sur ses défauts. La raison en est simple : votre regard sur elle et sur votre histoire a changé, vous ne décrivez pas la même facette de la réalité.
Par conséquent, votre autobiographie racontera bien l’histoire de votre vie, non pas l’histoire réelle, mais l’histoire telle que vous la percevrez au moment où vous l’écrirez.
Rappelez-vous vos dix premières années. Pensez-vous que vous en auriez fait le même récit à 15 ans, à 30 ans, à 50 ans, à 70 ans ?
Mieux vaut donc faire le deuil de la Vérité. Une autobiographie est la vérité de son auteur à un moment donné. Rien de plus, mais c’est déjà beaucoup.
Chez les victimes de profonds traumatismes, le phénomène est encore amplifié. Si ce sujet vous intéresse ou si vous êtes personnellement concerné, je vous conseille très vivement la lecture de « Sauve-toi, la vie t’appelle » de Boris Cyrulnik aux Éditions Odile Jacob. Dans ce récit autobiographique, le célèbre neuropsychiatre qui a beaucoup écrit sur la résilience nous offre dans un premier temps le récit du souvenir qu’il a gardé de sa petite enfance, pendant la guerre, après l’arrestation et la déportation de ses parents. Balloté de cache en cache, plusieurs fois sauvé par des inconnus, il sort vivant de cette période d’occupation et de Shoah. Des années plus tard, devenu adulte, il découvre progressivement que ses souvenirs ne sont pas plausibles : ils le montrent échapper à l’arrestation et sans doute à la mort dans des conditions beaucoup trop rocambolesques pour être vraies. Il mène son enquête et comprend que la réalité de ce qu’il a vécu est bien éloignée du souvenir qu’il en a gardé.
Son cerveau a recomposé une histoire à partir de faits réels, en supprimant les éléments les plus traumatisants, en mélangeant des scènes pour en recomposer une seule, en y incorporant des informations sur la guerre acquises plus tard. Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Parce que Boris Cyrulnik a été confronté, tout petit, a des scènes traumatiques qui auraient pu le détruire psychologiquement. Grâce aux souvenirs « acceptables » recomposés par son inconscient, il n’a finalement pas gardé de cette période une représentation inquiétante. Ainsi il n’a pas souffert d’angoisses, de déprime, ni de dépression, il n’a pas passé les années qui ont suivi à ruminer les faits. Au contraire, il a pu se construire et se réaliser.
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